CHAPITRE IX

Angam Weisse ne fit pas longtemps antichambre. Une charmante secrétaire l’appela par son nom moins de quelques secondes après son arrivée et l’introduisit dans le spacieux bureau de Belok Hyger, le directeur du Salon de Montreur. Celui-ci se leva rapidement de derrière sa table de travail en verre et courut presque au-devant du policier, dont il serra la main avec chaleur. Il l’invita à s’asseoir en affectant la mine désolée de circonstance. Weisse laissa promener son regard dans la pièce. Quand il était entré, il avait eu la nette impression que Hyger se hâtait de dissimuler quelque chose, avant de prendre une attitude plus naturelle. Et son instinct professionnel le trompait rarement sur ce genre de détails…

— Je comprends parfaitement que vous ayez tenu à me voir, prévôt Weisse, commença Hyger. La chose est si grave… et si rare, il faut bien le dire. Mon salon n’a jamais connu le moindre incident depuis son ouverture. Exception faite des petits accrocs aux heures de pointe, mais vos hommes ont toujours démontré un doigté très…

Weisse n’écoutait qu’à demi. Il venait de déceler un panneau escamotable, derrière son interlocuteur. Une fabrication de Stil-Mag, la célèbre société de protection. Donc le déclic devait s’opérer au niveau…

— Prévôt Weisse ? Vous m’écoutez ?

— Tout à fait, oui, se reprit Angam. Mais rassurez-vous, je ne suis pas venu uniquement dans le but de m’étonner de la facilité avec laquelle une crapule notoire s’est introduite chez vous pour se substituer à l’un de vos employés… Pas plus que je ne suis venu vous causer des tracasseries d’ordre policier, à propos de deux ou trois détails dans cette affaire qui… Bon, mais je comprends parfaitement que la réputation de votre maison n’a pas à souffrir de cet… incident, n’est-ce pas ? – Euh… oui… Mais où voulez-vous en venir, prévôt ?

— Avez-vous déjà vu un Montreur hors de sa sphère, directeur ?

— Non. Non, bien sûr. Vous savez comme moi que les trafiquants nous les livrent déjà emprisonnés dans ces bulles de placenta. Et je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes en aient jamais vu… Nous ne savons même pas comment ils se les procurent !

— Moi, j’ai eu ce privilège. Et je suis sûr que si tout le monde l’avait sur Xuban, je parie ma solde que vous n’auriez plus un intoxiqué du rêve sur toute la planète… – Que… Que voulez-vous dire ?

Hyger commençait à devenir très pâle, comme s’il pressentait ce qui allait suivre. Weisse le laissa mijoter quelques secondes dans son anxiété, fit un geste vague avant de répondre — Je vais vous confier une intime conviction, directeur : ces Montreurs ont un fort air de ressemblance avec des Horlags… Attention, je ne dis pas que ça en est. Je dis que leur cousinage est visible à l’œil nu. Et une fois encore, votre responsabilité n’est en rien engagée dans cette évidence, car à moins de détruire la sphère, on ne peut pas voir qui s’y trouve à l’intérieur. N’est-ce pas ? Néanmoins, des hypothèses se sont échafaudées dans ma tête… Et je me suis demandé par hasard si ces Montreurs, apparus sur Xuban – l’étrange mode, hé ? – peu de temps, pour ne pas dire simultanément, peu de temps avant l’invasion des Horlags, ne seraient pas responsables de notre dégénérescence. Qui dit dégénéré dit proie facile, puisque nous savons que le Horlag est un fléau des galaxies qui ne s’attaque qu’aux races faibles… Aux mondes agonisants, comme le nôtre. Je ne suis pas physicien ou chercheur, remarquez. La seule chose que je sache faire avec mes doigts, c’est de démonter et remonter mon fusil-arbalète en quelques secondes dans le noir et de m’en servir aussi bien qu’en plein jour… Mais avouez quand même que cette conjecture bouclerait la boucle. Le Montreur prépare les proies pour le Horlag qui les absorbe. Moi, qui ai cessé de recourir au Montreur pour rêver – oui, vous pouvez en effet être étonné –, j’ai effectivement réappris à rêver seul – j’ai parfaitement résisté par deux fois à une attaque. Mais alors une question se pose si moi, simple policier – policier à défaut d’être assez intelligent pour faire autre chose – je suis parvenu à faire un tel rapprochement, il est probable, sinon certain, que nos savants ont pu le faire aussi, non ?

— Euh… Mais tout ceci n’est qu’un tissu d’hypothèses invérifiables !

— Bien entendu, je n’émets là qu’une théorie personnelle, mais il serait très intéressant, je crois, de la suivre jusqu’au bout de son absurdité… Donc, nos savants se seraient posé la question et en seraient venus à cette conclusion le Montreur est nocif pour les gens de Xuban. Si nous supprimons les Montreurs, ils seront mieux armés intellectuellement et les Horlags iront chercher des proies dans une autre galaxie. Or, pas un mot. Mieux, il est en train de se construire une dizaine de nouveaux salons semblables au vôtre. De deux choses l’une ou nos savants n’ont même pas songé à ce raisonnement, ce qui serait surprenant, quand même ; ou alors, tout compte fait, ceux qui nous dirigent ont trouvé un intérêt à conserver les Horlags sur notre planète. Lequel, je serais bien en peine de le dire. Seules les plus hautes instances sont dans le secret, et il n’est pas certain que le Commandeur Général soit au fait de ces agissements. Et ces plus hautes instances seraient agréablement surprises de voir disparaître un petit fonctionnaire qui a décidé de monter une campagne contre les Horlags et a même réussi à en abattre. Un ridicule fonctionnaire, en vérité, pas très instruit, mais d’un dangereux entêtement. Surtout concernant la reprise des patrouilles de surveillance nocturne, vous en avez entendu parler ?

— Non, prévôt, répliqua Hyger qui commençait à reprendre confiance, mais je ne comprends pas un traître mot de ce que vous me dites. Cela relève de la pure fantaisie. Je vous conseillerais de vous faire interner quelque temps dans un centre de repos. Après le choc que vous avez reçu…

— Vous savez parfaitement que ceux qui entrent à l’asile en ressortent souvent les pieds devant. C’est plus discret que la prison pour l’élimination de certains parasites. En vérité, rien n’est plus fermé au monde extérieur qu’un asile. Et je suis claustrophobe.

— En fait, tout cela pour me dire quoi ? s’impatienta Hyger.

La cassette tomba sur le bureau en verre avec un bruit mat. Cette fois, Belok Hyger parut se recroqueviller sur son siège. Il loucha sur l’objet comme s’il s’agissait d’un serpent mortel.

— Je vais vous dire clairement le fond de ma pensée, dit alors Weisse en abandonnant le ton suave et irritant qu’il avait observé jusqu’ici. C’est à vous que Juhn devait remettre cette cassette. Car je suis convaincu qu’il ne pouvait se trouver ici sans votre autorisation… Et vous deviez la faire parvenir à celui qui vous avait donné ordre de faire ces préparatifs d’assassinat. Vous faites un piteux complice, Hyger…

— Vous êtes complètement fou. Dans votre intérêt, vous devriez quitter cette maison avant que je n’appelle la surveillance…

— Ne vous gênez pas. Je connais une flopée de journalistes qui sont en manque de scoop depuis le Horlag que j’ai descendu. Ils seront ravis de démonter cette cassette pour comprendre son utilisation… Hyger devint véritablement livide. Implacable, Weisse poursuivit :

— Renseignements pris, je sais qui est l’actionnaire majoritaire de cette formidable société des Salons de Montreurs : le conseiller Ulkim, par le truchement du gouvernement, bien sûr. Alors je vais sortir d’ici dans cinq minutes. Sitôt que j’aurai franchi cette porte, vous prendrez votre interphone et vous relaterez notre entretien à qui de droit. Et je suis persuadé que j’aurai à nouveau l’autorisation pour mener à bien ces patrouilles de nuit. Pour un temps, du moins. Mais en attendant ce geste patriotique, Hyger, veuillez faire pivoter ce mur, derrière vous…

Et pour mieux dissiper les scrupules du directeur, Weisse posa son fusil sur la table.

— Vous ne pouvez pas me demander ça, gémit Hyger. Ce que renferme cette cache est strictement confidentiel. Vous risquez la cour martiale et la prison à vie pour un tel abus d’autorité…

— Mais non, rassurez-vous. Aussi longtemps que je garde cette cassette avec moi, je ne risque rien. Allons, soyez aimable d’ouvrir. Non, pas ce bouton, Hyger celui-là est le système d’alarme. Ce serait idiot de commettre une telle bévue. Voilà qui est bien…

Le panneau s’effaça silencieusement, dévoilant une étrange machine, ressemblant vaguement à un ordinateur ou un magnétoscope sophistiqué, avec écran tridimensionnel intégré. Hyger paraissait se liquéfier à vue d’œil. Weisse s’approcha de l’appareil, trouva le bouton de marche et glissa la cassette dans la fente. Aussitôt, l’écran s’anima et Angam, stupéfait, assista au film de son propre rêve jusqu’à sa conclusion vertigineuse… Il reporta son regard sur Hyger. C’était à son tour d’être atterré.

— Vous êtes fichu, Weisse. Vous avez été trop loin. Je vais vous dénoncer. Vous ne vous relèverez pas de ce coup-là.

Weisse haussa les épaules et remit la cassette dans sa ceinture. Il quitta le bureau sans un mot et retraversa les couloirs comme un somnambule, la main sur son fusil-arbalète, prêt à toute éventualité. Mais nul ne songea à lui barrer le passage.

Il rentra au poste aussitôt après et pénétra directement dans le bureau de Mol Vilka ; celui-ci l’accueillit avec un hochement de tête sinistre, qui prouvait que les interphones avaient dû fonctionner à toute allure. Weisse se demanda en le voyant ce que lui soupçonnait au juste, ce que pendant quarante ans de carrière il avait pu surprendre… Quoi qu’il en fût, Vilka avait toujours observé la discrétion d’une tombe sur tous les secrets qui lui avaient été révélés, par hasard ou non.

— Oui, prévôt, oui : le feu vert a été redonné pour votre patrouille de malheur. Mais vous deviez probablement vous en douter en venant me voir, n’est-ce pas ?

— Disons que ce n’est qu’une demi-surprise.

— Vous avez mis le doigt dans un engrenage qui vous broiera tout entier, Weisse, je le pressens. Je ne comprends pas vos mobiles, votre acharnement envers et contre tous. Pensez-vous honnêtement que sortir avec une poignée d’hommes en pleine nuit servira vraiment à quelque chose…

— Le symbole peut parfois s’avérer plus efficace que l’action elle-même. La tentative fera la une de la gazette de Xuban.

— Surtout s’il y a des victimes parmi vous. Une dernière fois, Weisse : renoncez. Je vous jure que je parle dans votre intérêt.

— Il est trop tard pour faire machine arrière, prévôt général.

— Vous échouerez.

— Alors tant pis. Mais si j’en sors, je connais quelques gros bonnets qui commenceront à trembler sur leurs sièges gouvernementaux. Nous sortirons ce soir même. Au revoir, Vilka…

Et il ressortit, pressé de rendre visite au chef du Matériel. La marchandise devait être là…